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De la boucherie banale aux boucheries privées
La criée de 1772, qui réglemente les banalités de la baronnie de Mosset, définit, dans l’article 23, le cadre de fonctionnement de la boucherie de Mosset sous l’ancien régime :
"Défendons à toute personne de vendre, dans le district de ladite baronnie, aucune espèce de viande concernant la boucherie sous la peine de six livres d'amende. Et, au cas où quelques habitants iraient se pourvoir ailleurs qu'à la boucherie dudit seigneur à Mosset pour la provision et la subsistance de sa famille, le boucher ou fermier de la boucherie du seigneur ne sera pas obligé de le fournir."
L'achat de la viande ne peut donc se faire qu'à la boucherie de d'Aguilar. Comme pour les autres banalités, ce commerce est confié à un fermier, qui est chargé de son exploitation dans des conditions techniques, commerciales et financières définies dans un contrat de fermage.
L'activité de la boucherie est assez faible. En effet, l’impôt correspondant, selon la matrice de l'époque (1), est de 30 livres. Ce montant est le plus bas comparé à celui des autres banalités : 70 livres pour le four à pain, 130 pour le cabaret. L'activité de la boucherie est donc assez fmodeste ; les habitants achetaient peu de viande : par contre, ils consommaient beaucoup de pain et les hommes fréquentaient le cabaret avec assiduité.
Le bâtiment qui abrite la boucherie est décrit, dans un procès verbal du 28 octobre 1794, dressé par Joseph Porteil et Sébastien Comenge, commissaires experts pour l'estimation du prix de vente des biens de l'émigré d'Aguilar. Il sert à la fois d'abattoir et de boucherie : c'est une " maison servant de boucherie, où l'on fait la tuerie et la distribution de viande, confrontant de tous les horizons avec la rue publique et un espèce de ravin servant de réceptacle de toutes les ordures, vulgairement appelé "Lo Vaill."
Après avoir examiné avec les officiers municipaux la dite maison, nous avons jugé ne pouvoir faire qu'un seul lot. Nous observons, au surplus, que cette maison située d'une façon à couper le passage des pièces de traînage depuis la place publique[de Dalt] jusqu'à une porte d'entrée qu'il y a pour aller dans ce qu'on appelle la ville vieille [Porte Notre Dame].
Elle est grevée de laisser passer, par l'intérieur, de toutes les pièces de bois que les habitants font traîner, soit pour le chauffage, soit pour les bâtisses et réparations des maisons, de façon qu'il se trouve déjà depuis longtemps une porte sur la partie de derrière qui correspond à celle d'entrée, afin de faciliter le passage d'une pièce de bois, ce qui, des temps immémoriaux, a été et est pratiqué. D'après cette obligation nous avons estimé la valeur à 300 livres."
Signé : Joseph Prats maire, Climens, Rousse, officiers municipaux et Comenge et Porteil.(2)
Un mois après cette estimation, le 27 novembre 1794, la Conseil de la municipalité prend la décision : "Depuis longtemps le bâtiment qui sert de boucherie à excité de fortes réclamations de la part des habitants de Mosset, relativement à la propriété et à la position de ce bâtiment."
La propriété
Le "bâtiment a toujours appartenu à la commune puisque le fermier du ci-devant seigneur en a joui... Cette jouissance ne dérive que d'un traité réciproque fait entre la commune et le ci-devant seigneur. Et ce traité n'a accordé la jouissance que sous l'obligation que le ci-devant seigneur fournisse régulièrement aux habitants de Mosset, sains ou malades, et sous la surveillance des officiers de police de la commune, la viande dont ils auraient besoin à un prix déterminé.
Considérant que l'émigration de d'Aguilar en mettant la République à ses droits, l'a mise aussi à ses charges et qu'elle ne peut jouir des siens sans en supporter les autres.
Considérant que la fourniture de la viande ne peut pas être faite par la République, qu'il est plus naturel, en cela, que les habitants de Mosset pourvoient à leurs besoins, qu'en conséquence la jouissance du bâtiment dont il s'agit, devient inutile à la République et devient le droit de la commune."
La position du bâtiment
"Considérant que la position du bâtiment est nuisible, sous tous les rapports, soit comme boucherie, soit comme simple bâtisse :
Comme boucherie, à cause de la corruption de l'air, car la quantité d'immondices qui proviennent des intestins des bêtes qu'on égorge, étant jetée dans le ravin qui passe au bas de la bâtisse, jette une telle infection qu'on ne peut en supporter l'odeur, surtout pendant l'été où la pénurie des eaux s'oppose au nettoiement du ravin, ce qui occasionne beaucoup de maladies.
Comme simple bâtisse :
- Parce qu'elle repousse trop la rue et qu'il ne reste pas assez d'espace entre le bâtiment et la fontaine, ce qui expose les habitants aux bardes [embardées] des chevaux et mulets qu'on fait boire aux auges de la fontaine, bardes qui estropient beaucoup de gens, surtout des enfants.
- Parce que le bâtiment forme un coude resserré, ce qui empêche le traînage du bois à brûler et à bâtir.
- Parce qu'en ce lieu, le bâtiment qui se trouve vis-à-vis de la porte dite de la ville vieille, en obstrue le passage, empêche la circulation et rend la partie de cette come, dite ville vieille, très malsaine.
Considérant enfin qu'il est du devoir de la municipalité de procurer aux habitants de la commune la salubrité de l'air, le libre passage dans les rues, la sûreté personnelle, tant de jour que de nuit, ainsi que l'aisance du traînage qui aurait été jusqu'ici impraticable, si par une condition expresse, le fermier de la boucherie n'avait pas été obligé de laisser passer d'une porte à l'autre, toutes les traînées de bois.
Sur ces motifs, après avoir ouï l'agent national de la commune, la municipalité arrête que le bâtiment qui sert de boucherie sera démoli ; en se référant à la diligence de l'agent national et aux frais de la commune, que les décombres seront réservés pour servir à une muraille ou garde-fou qui puisse garantir, à toute personne, de se précipiter dans le ravin et pour continuer la voûte du ravin jusqu'à la fenêtre de la boucherie.
Le présent arrêté sera envoyé au directoire du district et au département, si nécessaire, pour être approuvé et aux fins que l'agent national du district ne fasse pas procéder à la vente du bâtiment dont il s'agit sous prétexte qu'il a été possédé par l'émigré Aguilar." Signé Prats maire, Ruffiandis, Climens, officiers municipaux Estève agent national.(3)
Le ravin "Lo Vaill"
Ce ravin, recouvert depuis 1989, descend du château et débouche sous la route de Prades, au niveau du 8 Carretera de Prada (restaurant). Il longe l'extérieur de la muraille ouest de la vielle ville. Le plan ci-contre en montre le parcours.
1 - Le bâtiment "confronte, de tous les horizons, avec la rue publique et une espèce de ravin." La boucherie est un bâtiment isolé au bord du ravin.
2 - Le bâtiment "coupe le passage des pièces de traînage depuis la place publique jusqu'à une porte d'entrée de la ville vieille, [Porte Notre Dame, dont elle] obstrue le passage."
La boucherie et la porte sont séparées par le ravin.
La ligne droite entre place publique et porte Notre Dame traverse la boucherie qui est donc de part et d'autre de cette ligne.(4)
3 - Le bâtiment "repousse trop la rue et il ne reste pas assez d'espace entre le bâtiment et la fontaine. Le bâtiment forme un coude resserré qui empêche le traînage du bois."
La boucherie épousait le renfoncement actuellement formé par les 3 maisons des numéros 3,4 et 5 de la Plaça de Dalt. Il ne restait qu'un passage étroit en forme de coude.
4 - "Il sera construit une muraille ou garde-fou qui puisse garantir, à toute personne, de se précipiter dans le ravin et pour continuer la voûte du ravin jusqu'à la fenêtre de la boucherie." (3)
Le bas de la boucherie devait se situer au niveau du ravin, au-dessus de la porte actuelle du 1 Escaler d'en Dolfe, datée de 1759.
Il y a en 1794 un passage étroit au-dessus du ravin qui permet d'entrer dans la vieille ville sans descendre dans le ravin. Le niveau supérieur de ce pont est au niveau de la fenêtre de la boucherie. Il a donné son nom au Carrer del Ponterro qui longeait le ravin du côté vieille ville et conduisait, en une forte pente, du n°1 ci-dessus à l'entrée de la Porte Notre Dame. On le sait par un contrat de vente de la maison (N°324 du plan de 1811) de Jean Prats cultivateur à Julien Prats (1747) dit "Parote." (5)
Ces considérations ne permettent pas de placer la boucherie le long du ravin actuel qui traverse la place en sous-sol. Il est donc très probable que le ravin la contournait et que, quelle que soit sa forme, elle était à l’emplacement figuré sue la plan ci-dessus. De plus , le bâtiment pouvait être une tour fortifiée, construite en même temps que les murailles initiales, proche de l’entrée de la porte Notre Dame, rendant ainsi impossible son effraction par coups de béliers.
Le 8 juin 1795, une nouvelle réunion du Conseil Général de la commune sur le même sujet constate que les autorités de Prades n'ont pas réagi et qu'elles semblent ne pas vouloir "envoyer un ingénieur pour vérifier si la demande est justifiée."
Le conseil décide donc que "si sous peu de jours il n'y a pas de changement, la commune prendra sur elle de faire tomber la bâtisse par mesure de justice." (6)
Le temps passe et rien n'est entrepris : la boucherie, avec ses nuisances, est toujours debout. Alors des inconnus, probablement du voisinage immédiat, excédés, prennent l'initiative. Joseph Estève, procureur de la commune, qui habite au numéro 10 du Carrer de la Font de las Senyoras est-il de ceux-là ?
Ce dont on est sûr, c'est que le lendemain, le 1er septembre 1795 il expose que "la nuit dernière, une partie de la bâtisse servant de boucherie a été démolie et les portes enfoncées. Les effets qui sont dans ladite boucherie, les tuiles qui sont au toit ne furent point égarées.
Le conseil municipal, prenant l'exposé ci-dessus en considération, a arrêté que toutes les tuiles du toit et les effets qui sont dedans, fussent de suite retirés.
S'étant transportée au dit endroit, ils ont trouvé qu'il manquait une grande partie des tuiles du toit. Ils les ont fait transporter de suite dans un endroit de sûreté."
Le conseil décide donc que "si sous peu de jours il n'y a pas de changement, la commune prendra sur elle de faire tomber la bâtisse par mesure de justice." (6)
Enfin, le17 octobre1795, Joseph Estève "expose que le bâtiment de la boucherie étant démoli et que le directoire du district de Prades ayant accordé de la démolir pour en faire une place publique il serait bon, afin que personne n'y prenne du mal, de le faire accommoder de manière que cette bâtisse soit une place publique."
Les travaux correspondants feront l'objet "d'un billet d'enchère" et d'une publicité "afin que personne ne puisse prétexter l'ignorer," et seront attribués aux enchères.
Une lignée des Fabre "Domenjo" a régné sur la boucherie de Mosset, de pères en frère et en fils, presque sur un siècle et plus précisément de 1794 à 1878, période au cours de laquelle 9 Fabre de Mosset ont été bouchers.
Ils figurent tous sur l'arbre généalogique ci-dessous.
Le premier est Jacques Fabre (1749-1816) dit "Domenjo". En effet, le 11 juillet 1794 (23 messidor an II) comme boucher de la commune il en remet les clés à la municipalité alors que la décision de la démolir n'a pas encore été prise. (7)
1 - Le même Jacques Fabre est volontaire pour servir provisoirement de boucher jusqu'à la Saint Michel de septembre (le 29 septembre). Les moutons seront achetés à des propriétaires de troupeaux à un prix estimé par des experts et lui seront livrés. On ne connaît pas ses motivations mais il est peut-être séduit pas la proximité des lieux : Il habite au 5 Plaça de Dalt, dans l'ancienne Llotge des consuls qui touche presque la boucherie.
2 - Ensuite, dès 1799, c'est son frère Etienne Fabre (1762-1838), qui prend le relais.
Le premier germinal an VIII, il se déclare dans l'impossibilité d'acquitter les droits de patente de boucher à Mosset. Il sera descendu à la cinquième classe, conformément à l'article 40 de la loi du premier brumaire an sept. Signé Parès et Cassanyes. (ADPO Lp1330)
3 - Leur neveu Joseph Fabre (1779), fils de Joseph Mathieu Fabre (1763-1823) leur succède. Lui aussi ne s'éloigne pas de la Plaça de Dalt : il achète la maison du numéro 13, presque en face de la Llotge.
4 - Le quatrième est Pierre Joseph Fabre (1798-1863) dit "Malpet" ou "L'hardit," le surnom de "Domenjo" a disparu. Il exerce en 1854.
5 - Avec le cinquième, retour à l'autre branche avec Gaudérique Fabre (1816), fils du troisième. Il quitte Mosset pour se marier à Saint-Hippolyte avec une Guiter. Il y exerce la profession de boucher.
6 - Les 3 suivants sont les fils du numéro 4 :
Julien Etienne Fabre (1829-1875) dit "Malpet" est en plus marchand de bestiaux. Il se marie à Vernet et y est boulanger.
Son frère Joseph Pierre Fabre (1834-1878), toujours un "Malpet," reste à Mosset mais disparaît à 44 ans laissant 2 filles en bas âge. L'autre frère, Jacques Fabre (1831) reprend le flambeau. Il reste célibataire et meurt alors qu'il n'a pas 40 ans.
- Le dernier, Jean Fabre (1851), fils du cinquième, né à Saint-Hippolyte, devient boucher comme son père.
Ces Fabre "Domenjo" ont, encore en 2010, de nombreux descendants attachés à Mosset : On trouve les Prats, Llaury, Ville, Corcinos, Grau, Cossey, Not, Bataille, Bruzy, Arrous. Canal, Soler, Périno, Quès, Garrigo, Pares, Assens, Bousquet, Maillol, etc. Aucun n'est boucher.
Mais les Fabre ne sont pas seuls. Vers 1800, Thomas Bazinet (1750-1816), cultivateur est aussi boucher, spécialiste des "bêtes à laine." Le 18 nivôse an VI (7 janvier 1798), il demande une réduction d'impôts. :"Son petit commerce lui est d'un très modique produit." La majorité des habitants ayant leurs propres troupeaux ne fréquentent pas la boucherie.
Le 13 ventôse an VII (3 mars 1799) Etienne Fabre demande, à son tour, une réduction d'imposition : "Il n'achète et ne débite qu'une quinzaine de bêtes à "grosses cornes" par an" et, dit-il, "il ne vend que lorsque l'autre boucherie de la commune se trouve dépourvue."(8)
Au début du mandat d'Isidore Lavila, "La construction d'un local propre pour servir de boucherie," est inscrite au projet de budget de 1801 pour un montant de 400 francs. Cette dépense est la plus importante du budget. Immédiatement après vient la "réparation de la fontaine."
Mais le montant total des dépenses s'élève à 2194 francs pour des recettes de 1618 francs seulement. Pour trouver des revenus il est imaginé de rétablir un octroi sur les denrées. Il est aussi demandé au préfet de "prendre en considération la situation particulière de la commune," qui doit "entretenir 9 ponts en bois et 3 en pierre."
La boucherie communale ne verra pas le jour, elle sera privée.
La démolition de la boucherie répond à 2 soucis :
Le premier est de faciliter l'entrée dans la vielle ville ce qui paraît bien naturel pour une cité de 1000 habitants (intra et extra muros).
Le second, plus surprenant en 1794, est la forte prise en compte, de la propreté et de l'hygiène des lieux. Ces préoccupations visionnaires sur l'environnement sont inattendues lorsqu'on sait que la distribution d'eau potable ne s'est faite qu'en 1953.
Par ailleurs, cette transformation de 1795 de la Plaça de Dalt conduit à s'interroger sur l'évolution de l'architecture générale de l'ancienne ville fortifiée du XVIe siècle. (en se limitant à Mosset intra muros)
Le premier grand changement concerne l'agrandissement des places :
- La Plaça de Dalt en 1795
- La Plaça San Julia en 1831 (cimetière désaffecté) et en 1893 (Percement de la route du Col de Jau.
- La Plaça de la Capelleta créée entre 1900 et 1939.
Le second est la construction de la route : en 1883 jusqu'à la Plaça San Julia et en 1893 vers le Col de Jau.
Et à l’extérieur des fortifications :
- la route de dégagement sous le village vers 1985.
- la mairie et la tour des parfums en 1999.
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Références
1 - ADPO M429,
2 - ADPO 1Qp159)
3 - ADPO 100EDT35
4 - ADPO 1Qp159
5 - ADPO 3E21/498 Folio 34
6 - ADPO 100EDT36
7 - ADPO 100EDT34
8 - ADPO L676