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MUTATIONS
Au début des années 30 le paysage va se modifier considérablement. Le domaine agricole va connaître des mutations importantes. Pour comprendre ce qui va se passer, il faut d'abord dire que l'exode rural va connaître une soudaine accélération. Pourquoi ? En premier lieu, les paysans ont compris que leur situation n'est pas du tout enviable. Ils travaillent beaucoup pour un revenu dérisoire. Le rendement de leur propriété est à la merci des conditions météorologiques, des cours de la viande, de la laine, des produits de la terre. Autrement dit : la terre a du mal à nourrir sa famille alors que le plus petit emploi de l'Administration garantit à l'employé un salaire mensuel régulier.
Les paysans ne retiendront pas leurs enfants pour assurer leur succession. Au contraire, ils les pousseront de plus en plus loin dans les études ou, faute d'instruction, vers des emplois subalternes : douanes, armée, police, gendarmerie, emplois qui, à ce moment là, ne demandaient pas un grand bagage intellectuel. Ceci va entraîner une diminution considérable de la main d'œuvre agricole et sonnera le glas de certaines cultures jusque là traditionnelles.
Le seigle sera le premier sacrifié, d'ailleurs les cortals seront les premiers désertés. J'ai souvenance de l'arrivée d'un suisse qui achètera d'un coup cinq propriétés au "Pla de Pons". Qu'en fera-t-il ? Pas grand chose. Elles passeront dans d'autres mains pour devenir, au fil du temps, de simples pâturages. Les bâtisses, faute d'entretien, vont s'effondrer et, sur les cartes d'aujourd'hui, en leur lieu et place, s'inscrit le mot "ruines".
La montagne sera donc la première abandonnée et nous assisterons au départ de familles entières. En même temps les troupeaux d'ovins, dont les cortals étaient la raison d'être, vont également, sinon disparaître, du moins diminuer considérablement au profit des vaches laitières. Le lait, bien que vendu à bas prix, est d'un rapport constant. Le producteur est régulièrement payé de sa production et il mesure, en direct pourrait-on dire, la valeur de cette dernière, alors qu'avec la laine, le blé, les agneaux, l'argent ne rentrait qu'en automne.
D'autre part, on n'a pas encore appris à conserver le lait et la meilleure façon de le consommer c'est de le boire frais. Or la plaine du Roussillon, envahie par la vigne et la culture potagère, ne possède pas d'exploitations laitières. Qu'à cela ne tienne, les paysans et en particulier ceux de Mosset, vont pallier cet inconvénient en venant s'installer sur place avec leur cheptel laitier. Et c'est ainsi que nous verrons les Assens, Corcinos, Porteil, Salvat, Radondy, Garrigo, s'exiler vers Perpignan ou les villages de la plaine. Autant de familles en moins dans le village.
Ces départs, ajoutés à ceux déjà cités, vont amorcer, de façon sensible, la baisse de la population rurale, stable jusque-là. La population mossétoise va passer en dessous de 500 âmes avant la guerre. Et les anciens continuent à disparaître tandis que les naissances se raréfient. D'une part, on fait moins d'enfants, le temps des familles nombreuses est révolu, d'autre part, on va les faire "ailleurs" en s'expatriant vers la ville.
L'élevage ayant donc changé de visage, on verra le collecteur de lait monter quotidiennement et de plus en plus haut dans la vallée, tandis que les maquignons voient leur activité diminuer. Un mot sur ces maquignons qui sillonnaient la montagne durant l'été, à la recherche du produit des troupeaux, broutards, agneaux de lait et veaux. C'était des hommes durs en affaires, mais de parole. Comme ils étaient assez retors, ils n'étaient pas particulièrement appréciés des paysans. Leur but étant uniquement le gain, quelquefois au détriment du paysan qui, lui, s'était donné beaucoup de mal, ils étaient l'objet de la critique rurale. On avait coutume de dire de quelqu'un qui revendait un bien qu'il venait d'acquérir : "Oh ! celui là c'est un maquignon", ceci dit avec une connotation méprisante. Il y a lieu d'ajouter que les cours de la viande entre l'éleveur et le consommateur sont, déjà à l'époque, multipliés par trois ou quatre. Après le maquignon vient le chevillard qui abat et débite, le grossiste et enfin le boucher détaillant. Beaucoup de gens que le paysan considère comme des "profiteurs". Bien entendu quand le paysan mossétois vend sa bête à Pujol (hélas trop rarement !) tous ces intermédiaires sont éliminés.
Les cultures sont également en pleine mutation durant ces années d'avant-guerre. Pour le seigle c'est déjà fini, mais le blé ne va pas tarder à suivre puisqu'on ne fait plus son pain. On peut toujours le vendre, mais comment ce blé de montagne pourrait-il rivaliser avec les grosses productions comme celle de la Beauce. Les pommes de terre tiendront encore un certain temps car elles sont essentielles mais, par exemple, personne n'avait pensé à faire de la salade. Il a fallu que Marcel Corcinos ait eu l'idée, une année, de faire un champ de salade qui s'est très bien vendue, pour que l'année suivante les champs de salade se multiplient dans la vallée. Mais en matière de produits agricoles le même phénomène se répète et se répétera à l'infini. Il en est toujours ainsi de nos jours. Dès qu'un produit se vend bien, tout le peuple agricole se lance dans la production, souvent encouragé d'ailleurs par nos gouvernants. Le résultat ne se fait pas attendre : surproduction, chute des cours, destruction, produits à la décharge. En cette fin de siècle ne voit-on pas les agriculteurs du midi vider sur les routes les camions de fraises espagnoles, les vignerons s'attaquer aux citernes de vin italien et les producteurs bretons de choux-fleurs barrer les routes ?
J'ai parlé de la responsabilité de nos gouvernants. Le Ministère de l'Agriculture va souvent encourager, voire subventionner, des productions dont il sera obligé, quelques années plus tard, de payer la destruction. La cohérence, en la matière, semble faire défaut à nos technocrates, qu'ils soient à Paris ou à Bruxelles.
Certains villages du Conflent s'étaient acquis une réputation de producteurs de pommes et de poires. Tiens ! Tiens ! Pourquoi Mosset ne produirait-il pas ces fruits ? Et voilà nos paysans lancés dans la plantation en masse de pommiers et de poiriers. Jusque là il n'existait que très peu d'arbres fruitiers. Quelques cerisiers, pommiers, pruniers, poiriers, figuiers, toujours dans un coin de propriété car il ne fallait pas que l'arbre soit gênant pour labourer ou faucher. On va donc planter des pommiers de "plein vent" d'abord, grands arbres qui mettent longtemps, 15 à 20 ans pour bien produire, "demi-nains" ensuite qui produisent plus vite et faciles à soigner et à cueillir, pour en arriver à la plantation en espalier d'arbres nains très rapidement productifs. On passera de la pomme "coquette" à la "reinette" pour en venir à la "golden". Les mêmes causes produisant les mêmes effets, on atteindra rapidement la surproduction, suivie de la chute des cours. D'autant plus que la "golden" est concurrencée par la production de plaine, notamment dans la vallée du Rhône, qui produit au moindre coût sur de grandes surfaces.
Ces mutations de cultures se produisent dans la partie irrigable de la vallée, l'eau étant nécessaire à la culture fruitière. Pendant ce temps, la montagne se dépeuple de plus en plus et les derniers résistants, faute de successeurs, ne tarderont pas à disparaître, leurs terres devenant jachères ou pâturages.
Dans la vallée la pomme tiendra quelques années mais cédera bientôt la place à la pêche. Ce nouveau fruit va envahir les champs jusqu'aux alentours du village dans les années 50/60 mais seulement jusqu'à une altitude d'environ 800 m, la pêche ne mûrissant pas au-delà. Dans ces belles années, il fallait voir la vallée au printemps avec cet immense verger en fleurs. C'était un merveilleux spectacle accompagné des supputations des paysans. Si les arbres fleurissaient trop tôt, suite à un hiver doux, c'était la crainte des gelées d'avril, suivie de la peur des orages de juin qui détruisent les fruits. Disons qu'à partir du printemps, il n'y avait guère de conversation entre ruraux qui ne portât sur la floraison, le fruit, les sulfatages, les arrosages, la maturité, les prix. Chacun y allait de son expérience, de son savoir sur telle ou telle qualité, mais se terminait toujours par une discussion sur les prix de vente et sur le fait de savoir si la récolte irait à la coopérative ou à la décharge par suite de mévente. Chaque printemps faisait naître les mêmes espérances et l'été les mêmes déceptions.
La plupart de ces discussions avaient lieu au "parapet". Le parapet, en face du café ou du monument aux morts, d'où l'on a une vue magnifique sur la vallée et le "mythique" Canigou, était le lieu de rendez-vous des hommes du village en fin de journée ou dans les moments de désœuvrement. C'est là que s'organisaient les innombrables discussions sur les récoltes, le temps, la chasse, parfois la politique (attention à ce qui fâche !). De tout temps le "parapet" a été un lieu de rassemblement.
Les champs de Mosset produisaient du blé, des pommes de terre, des betteraves, du maïs. On a abandonné ces cultures pour planter des pommiers. On a arraché les pommiers pour planter des pêchers, on arrachera les pêchers pour abandonner les champs, car il n'y aura plus personne pour tailler, sulfater, arroser, cueillir et tous ces beaux arbres fruitiers finiront en bois de chauffage.
Mais la mutation est également humaine. Au début du siècle les paysans s'accrochaient à la terre jusqu'à leur dernier souffle. Les aides extérieures : allocations familiales, sécurité sociale, retraite... étaient inexistantes ou si faibles qu'il n'était pas question de quitter la terre nourricière. On travaillait dur, on était pauvre, mais on mangeait à sa faim, dans une maison dont on ne payait pas le loyer. Le paysan était libre de décider de son propre sort, il n'avait pas de maître, pas de patron, pas d'employeur. Et cependant il n'a pas désiré que sa descendance continue dans la même voie, avec les mêmes aléas, les mêmes difficultés. Et l'exode rural a continué et Mosset est passé d'une population active de plus de 800 âmes à une population de 200 retraités.
Cependant je ne peux pas considérer cette dernière mutation comme un échec. D'accord, c'est l'échec de la paysannerie, surtout dans l'exploitation de montagne mais c'est également beaucoup de réussite sur le plan humain. Les mossétois et leurs descendants auront produit, et continuent de produire, de nombreuses valeurs dans le monde de l'éducation : maîtres, instituteurs, professeurs agrégés ou certifiés, normaliens ; dans la médecine, l'ingénierie, on ne compte plus les ingénieurs de haut niveau (dont cinq polytechniciens), dans les professions libérales, le fonctionnariat.
Ces différentes réussites ont eu un résultat inespéré. Comme la plupart des "expatriés" et leurs descendants sont restés fidèles au village, ils ont provoqué la mutation de ce dernier. Les maisons ont été restaurées, confortablement aménagées, de nouvelles se sont construites, des anciennes granges ou étables ont été transformées en habitat moderne, les rues refaites, le bétail les ayant définitivement abandonnées. Bref, Mosset, tout en restant un village de moyenne montagne, a pris un grand coup de jeune qui en fait aujourd'hui une agréable cité.